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MAROC : Le rachat par une société anonyme de ses propres actions

Afrique - Droits nationaux
24/04/2018
Le principe de l’intangibilité interdit aux associés d’entamer le capital social en se distribuant les valeurs d’actifs qui l’équilibrent. Or, le rachat par une société de ses propres actions constitue une véritable entorse à ce principe. Admis à titre exceptionnel, ce rachat est soumis à de nombreuses conditions de fond et de forme. L'analyse de Kenza CHAKIR, doctorante en droit des affaires et titulaire du certificat d’aptitude à la profession d’avocat.
 
« Sont interdits la souscription et l’achat par la société de ses propres actions, soit directement, soit par une personne agissant en son propre nom, mais pour le compte de la société, sauf si l’acquisition de ces actions vise leur annulation à l’effet de réduire le capital conformément aux dispositions du 2e alinéa de l’article 208 » (Dahir n° 1-96-124, 14 RABII II 1417 (30 août 1996), portant promulgation de la loi n  17-95 relative aux sociétés anonymes tel que modifié et complété le dahir n° 1-15-106 du 12 chaoual 1436 (2 juil. 2015) portant promulgation de la loi n° 78-12 modifiant et complétant la loi n° 17-95, Bulletin officiel, 2  janv. 2016, art. 280, al. 1er).
 
Interdiction de principe du rachat par une société de ses actions
Gage supposé intangible des créanciers, le capital social doit être stable afin de constituer un paramètre de calcul et de comparaison fiable. L’interdiction posée par le législateur a donc pour objectif de préserver la fonction essentielle de garantie attachée au capital social.  En effet, ce principe d’interdiction vise à éviter que l’auto-détention par la société de ses actions ne porte atteinte à la fixité du capital et n’altère la constitution du gage des créanciers.
 
Néanmoins, il s’avère nécessaire, dans certaines situations, d’admettre ce rachat en raison des avantages qu’il procure à la société et aux actionnaires (en effet, l’auto-détention du capital social constitue pour la société un moyen d’ajuster ses fonds propres à ses besoins en éliminant l’excédent et permet d’augmenter le bénéfice net par action). C’est alors dans un esprit de compromis que le législateur a prévu des exceptions, étonnamment nombreuses d’ailleurs, à cette prohibition de principe.
 
Une pléthore d’exceptions
Ces exceptions diffèrent selon la nature fermée ou ouverte de la société. Ainsi, pour les sociétés non cotées, l’exception majeure consiste en la possibilité de racheter les actions en cas de réduction du capital non motivée par des pertes (L. n° 17-95, 30 août 1996, art. 208, al. 2). Mais il est également permis à la société de procéder au rachat en cas de refus d’agrément d’un cessionnaire (L. n° 17-95, 30 août 1996, art. 254, al. 4), comme il lui est possible de racheter ses actions à dividende prioritaire sans droit de vote (L. n° 17-95, 30 août 1996, art. 270). En cas de fusion ou de scission, le principe de la transmission universelle du patrimoine permet également à la société la détention de ses propres actions. L’une des exceptions qui présente un intérêt évident pour la société, est celle par laquelle le législateur permet à la société de racheter ses actions en vue de les céder, à titre onéreux ou à titre gratuit, aux salariés ou aux dirigeants de la société (L. n° 17-95, 30 août 1996, art. 281), puisqu’elle constitue un outil d’intéressement de ceux-ci. En ce qui concerne les sociétés faisant appel public à l’épargne, la loi permet à celles-ci de procéder au rachat de leurs actions dans l’unique objectif de favoriser la liquidité du marché desdites actions (L. n° 17-95, 30 août 1996, art. 281). Là encore, cette autorisation revêt un intérêt considérable puisqu’elle contribue au dynamisme du marché tout entier, en donnant la possibilité aux actionnaires dont les droits sociaux ont été rachetés, de réinvestir les sommes reçues dans d’autres sociétés qui en auraient besoin.  
 
Afin d’asseoir sa position nuancée, le législateur prévoit minutieusement le régime juridique de ces dérogations. Ainsi, ces dernières doivent impérativement respecter un ensemble de conditions de fond et de forme.
 
Un rachat soumis à de nombreuses conditions 
L’ensemble des exceptions susmentionnées aboutissent à la détention par la société des actions rachetées, lesquelles doivent impérativement être annulées. À cet effet, la société doit respecter les conditions légales prévues pour une réduction du capital non motivée par des pertes.
 
Conditions communes aux sociétés non cotées.–  Dans les sociétés anonymes, la procédure de réduction du capital non motivée par des pertes est de la compétence de l’assemblée générale extraordinaire, laquelle peut déléguer au conseil d’administration/directoire tous pouvoirs à cet effet. La loi impose qu’un projet de réduction, précisant les raisons et les modalités de celle-ci, soit établi et communiqué au commissaire aux comptes, dans un délai de quarante-cinq jours. Ce n’est qu’à l’expiration de ce délai que l’assemblée pourra se réunir (L. n° 17-95, 30 août 1996, art. 211). À l’aune de ce projet de réduction, le commissaire aux comptes établi un rapport portant appréciation des conditions de l’opération afin que celui-ci puisse être mis à la disposition des actionnaires.
 
Tout rachat envisagé par la société ne saurait dépasser la limite de 10 % du capital social (après une modification de l’article 279 par la loi n° 78-12, cet article dispose que le pourcentage du capital pouvant être détenue sera fixé par voie réglementaire. Le décret n’ayant pas encore, à notre connaissance, été établi, la limite des 10 % demeure applicable) et ne devrait pas affecter la situation financière de la société. Cette dernière ne peut puiser dans ses capitaux propres, et donc s’endetter, afin de financer le rachat de ses titres. Afin de neutraliser cette éventualité, il est exigé de la société que la situation nette soit égale ou supérieure au montant du capital augmenté des réserves non distribuables (L. n° 17-95, 30 août 1996, art 279, al. 3 et 4).
 
Dans l’hypothèse où l’assemblée des actionnaires approuve le projet de réduction du capital en vue du rachat, les délibérations constatées de celle-ci doivent, dans un délai de trente jours à compter de la date de sa tenue, faire l’objet de formalités de dépôt et de publicité. Une modification corrélative des statuts doit être effectuée.
 
En outre, une offre d’achat doit être faite à l’ensemble des actionnaires, sans distinction et proportionnellement aux titres qu’ils détiennent et ce, afin de garantir le principe d’égalité des actionnaires (L. n° 17-95, 30 août 1996, art. 213, al. 2). Le respect de cette exigence suppose l’insertion d’un avis dans un journal d’annonces légales ou l’envoi d’une lettre recommandée avec accusé de réception lorsque les actions sont nominatives. Si la société est cotée, l’avis doit être inséré au bulletin officiel. En tout état de cause, la validité de l’offre d’achat est de trente jours (L. n° 17-95, 30 août 1996, art. 213, al. 3).
 
Par ailleurs, certaines conditions sont spécifiques au type de dérogation légalement prévu. Ainsi, en cas de refus d’agrément du cessionnaire, la société ne peut procéder au rachat des actions concernées qu’avec le consentement du cédant (L. n° 17-95, 30 août 1996, art. 254). Dans le même ordre d’idées, une autorisation statutaire doit être accordée à la société lorsque celle-ci envisage le rachat d’actions à dividende prioritaire sans droit de vote.
 
Enfin, le législateur impose que les actions acquises soient entièrement libérées et qu’elles revêtent la forme nominative. À défaut, les membres du conseil d’administration ou du directoire sont tenus de prendre en charge cette libération sur leur propre capacité financière (L. n° 17-95, 30 août 1996, art. 279 al. 1 et 2)
 
Conditions spécifiques aux sociétés cotées.– Certaines conditions du rachat sont spécifiques aux sociétés cotées, en raison du fait que les intérêts du marché peuvent être menacés par une telle décision en sus de ceux de la société elle-même, des créanciers et de ses actionnaires. En effet, le rachat peut être réalisé dans l’objectif d’une manipulation du cours de l’action de la société, afin d’augmenter les spéculations. Ainsi, afin de neutraliser ce risque et de garantir la stabilité du marché ainsi que la régularité des opérations de rachat, des conditions supplémentaires ont été prévues.
 
Ainsi, l’assemblée générale ordinaire de la société doit avoir expressément autorisé la société à opérer en bourse sur ses propres actions, laquelle autorisation ne peut être donnée pour une durée supérieure à dix-huit mois. L’autorisation de ladite assemblée doit également préciser les prix maximum d’achat et minimum de vente (ces actions servant à réguler le cours boursier, elles sont destinées à être revendues). Toutes les actions possédées au-delà de cette durée doivent être obligatoirement cédées dans un délai de six mois L. ° 17-95, 30 août 1996, art. 281).
 
Les formes et conditions de ce rachat sont fixées par décret (D  n° 2-10-44, 17 rejeb  143  (30 juin 2010) modifiant et complétant le décret n° 2-02-556 du 22 hija 142  (24 févr. 2003) fixant les formes et conditions dans lesquelles peuvent s’effectuer les rachats en bourse par les sociétés anonymes de leurs propres actions en vue de régulariser le marché), lequel institue une procédure de contrôle a priori et a posteriori qui relève de la compétence de l’Autorité marocaine es marchés de capitaux (AMMC).
 
Ainsi, avant toute procédure d’achat, une note d’information doit être établie et visée par l’AMMC et, le cas échéant, publiée dans un journal d’annonces légales. En effet, l’assemblée générale ordinaire des sociétés anonymes dont les titres sont inscrits à la cote de la bourse des valeurs, ne peut autoriser la société à opérer en bourse sur ses propres actions que sur la base d’un document d’information élaboré et visé par l’AMMC et publié, dans les conditions et les formes requises par la loi n° 44-12 relative à l’appel public à l’épargne et aux informations exigées des personnes morales et organismes faisant appel public à l’épargne (Dahir n° 1-12-55, 14 safar 1434 (28 déc. 2012) portant promulgation de la loi n° 44-12 relative à l’appel public à l’épargne et aux informations exigées des personnes morales et organismes faisant appel public à l’épargne).
 
Cette note doit, en outre, être mise à la disposition des actionnaires quinze jours avant la réunion de l’assemblée générale ordinaire. À la suite de l’achat des actions en Bourse par la société, une information mensuelle de l’AMMC et du public doit être effectuée par la tenue d’un registre des transactions par la société qui sera transmis à ladite Autorité.
 
Effets de l’auto-détention par une société de ses actions 
Protection des créanciers : le droit d’opposition.– Le caractère exceptionnel du rachat ne modifie en rien le fait qu’il constitue une atteinte au principe de la fixité du capital, puisque des actifs sont retranchés de son patrimoine social.  Le principal risque du rachat est donc d’altérer le capital social et partant, de préjudicier aux intérêts des créanciers dont il constitue le gage. Face à une telle préoccupation, le législateur prévoit une procédure d’opposition au profit de ces derniers lorsqu’ils estiment que l’opération de rachat envisagée est susceptible de leur porter atteinte (L. n° 17-95, art. 212).
 
Ainsi, les créanciers de la société ont la possibilité d’exercer un droit d’opposition devant le président du tribunal statuant en référé, à condition que leur créance soit antérieure à la date du dépôt au greffe des délibérations de l’assemblée et que cette opposition se fasse dans les trente jours à compter de ladite date.
 
Annulation obligatoire des actions acquises.– Les actions ainsi détenues par la société sont privées du droit de vote, du droit au dividende et leur droit préférentiel de souscription est gelé. En cas d’augmentation de capital par souscription d’actions en numération, la société ne peut exercer par elle-même ce droit préférentiel de souscription. En pareille hypothèse, le législateur donne deux options à la société : l’assemblée générale extraordinaire peut décider de ne pas tenir compte de ces actions pour la détermination des droits préférentiels de souscription attachés aux autres actions ou alors, les droits attachés aux actions rachetées par la société doivent être, avant la clôture du délai de souscription, vendus en bourse ou répartis entre les actionnaires au prorata des droits de chacun (L. n° 17-95, 30 août 1996, art. 279).  
 
Enfin, les actions ainsi acquises doivent impérativement être annulées dans un délai de trente jours après l’expiration de l’offre d’achat (L. n° 17-95, 30 août 1996, art. 215).
 
Impact fiscal de l’annulation des actions auto-détenues.– L’annulation des actions rachetées par la société se traduit par un remboursement anticipé aux actionnaires de leurs apports. Par conséquent, elle induit un impact fiscal lorsque la société a constitué des réserves, peu importe que celles-ci figurent en tant que telles à un poste distinct du bilan ou qu’elles aient été incorporées au capital. En effet, sur le plan fiscal, la réduction du capital social s’analyse en une dissolution partielle de la société. Le gain réalisé par l’actionnaire est, par voie de conséquence, traité de la même manière que le boni de liquidation, autrement dit comme un dividende. Cette rémunération de l’apport de l’actionnaire est donc soumise à l’impôt sur le revenu de capitaux mobiliers selon le barème progressif dudit impôt.
 
Y a-t-il une véritable portée pratique à l’interdiction de principe de ce rachat ? 
L’ensemble des exceptions au principe d’interdiction du rachat par une société de ses propres actions réduit celui-ci à une peau de chagrin. Ces exceptions ne sont pas uniquement nombreuses, elles englobent des situations tellement diverses et importantes qu’il est permis de s’interroger sur la réelle portée pratique de cette interdiction. Elles réduisent considérablement son champ d’application et engendrent de nombreuses atteintes au principe de l’intangibilité du capital puisqu’elles consistent en un remboursement anticipé des apports aux actionnaires. Pourtant, elles ne sont pas formellement interdites.
 
L’approche législative se veut empreinte de réalisme et de pragmatisme et ces objectifs, in fine, remettent en question les caractéristiques traditionnelles du capital social. En effet, quel intérêt accordé à celui-ci si la protection des créanciers peut être garantie à travers d’autres mécanismes, tel que le droit d’opposition ? À la vérité, le rachat par une société de ses propres actions ne constitue pas la seule entorse à l’intangibilité du capital social. L’existence d’un « capital potentiel », grâce à la diversification des valeurs mobilières offrant à leurs bénéficiaires un accès différé au capital social, en constitue une autre manifestation. Il faut avouer que la fonction protectrice du capital social ne peut être soutenue aujourd’hui, car il ne représente pas l’état financier de la société et n’offre aux partenaires de la société qu’une illusion de la capacité financière au moment de la constitution de la société. Finalement, ce dernier semble se réduire à un concept secondaire, confiné à une fonction d’information.
 
 
Source : Actualités du droit