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Le secret de l’enquête et de l’instruction : l’impossible réforme ?

Pénal - Procédure pénale
13/01/2020
La Mission d’information de l’Assemblée nationale sur le secret de l’enquête et de l’instruction a rendu son rapport en décembre 2019. Elle propose 19 recommandations pour le réformer. La matière est ardue car la première consiste justement à maintenir le secret de l’instruction.
Maître Dominique Inchauspé, Avocat au Barreau de Paris auditionné par la Mission, nous rappelle notamment les fondements de l’(in)opposabilité du secret de l’enquête et de l’instruction à l’avocat. Il nous livre aussi quelques-unes de ses observations sur les recommandations formulées.
L’article 11 du Code de procédure pénale est ainsi libellé : « Sauf dans le cas où la loi en dispose autrement et sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de l'enquête et de l'instruction est secrète ». Le texte poursuit : « Toute personne qui concourt à cette procédure est tenue au secret professionnel dans les conditions et sous les peines des articles 226-13 et 226-14 du Code pénal ». Puis il précise que toutefois, afin d'éviter la propagation d'informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble à l'ordre public, le procureur de la République peut, d'office et à la demande de la juridiction d'instruction ou des parties, « rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause ». Il faut comprendre que l’article 11 pose non seulement le principe du secret de l’instruction (conduite par un magistrat instructeur), mais aussi celui du secret de l’enquête. Il s’agit de l’enquête préliminaire, celle conduite d’initiative par des officiers de police judiciaire ou à l’instigation du ministère public. Et cette enquête est souvent oubliée dans les débats.
 

Quel est, à ce jour, le « droit vivant » de ces deux secrets ?


L’essentiel tient à ceci : n’y sont tenus de manière absolue que les enquêteurs, les magistrats du siège (juge d’instruction, JLD et conseillers de la chambre de l’instruction et de la chambre criminelle de la Cour de cassation). Tous les autres acteurs de la « chaîne pénale » en sont exonérés : les personnes gardées-à-vue, celles mises en examen, les simples témoins, les témoins assistés. Quant au ministère public, comme on l’a vu, il peut publier des communiqués sous certaines conditions. Oublions les avocats, pour le moment...
 

Secret de l’enquête et de l’instruction : qu’est-ce que cela signifie en pratique ?

 

Dans le cas d’une information judiciaire 

Imaginons une personne mise en examen sortant de son interrogatoire de première comparution ou bien une partie civile entendue par le magistrat instructeur (« les parties », auxquelles on ajoute le témoin assisté). Les parties peuvent par exemple se rendre dans une salle de rédaction avec la copie CD-Rom du dossier (cette copie est de droit après une première audition chez le juge, même sans avocat ; C. pr. pén., art. 114). Les parties peuvent alors, devant les journalistes, mettre le CD dans leur ordinateur portable et leur faire lire son contenu. Elles ne violent pas le secret de l’instruction. Imaginons encore que le journal fasse un article sur l’affaire, sans citer verbatim des extraits du dossier, ni en publier un fac-similé. Il ne viole pas non plus le secret de l’instruction. En effet, il est seulement interdit de « publier des pièces » d’un dossier avant qu’elles n’aient été « lues à l’audience » (art. 38, L. 29 juill. 1881).
 

Autre cas : après avoir été entendues par un juge d’instruction, les parties tiennent une conférence de presse, par exemple – nous imaginons toujours – à l’hôtel Lutétia ou à la Maison de l’Amérique Latine. Devant un parterre de journalistes, elles lisent, dans un grand silence, des extraits d’auditions de témoins, de parties civiles, des rapports de l’OCLCIFF (Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales), etc. Les journalistes notent. Ces parties montrent aussi des procès-verbaux du dossier, pour que la véracité du contenu soit bien établie. Au train où vont les choses, on peut encore imaginer des vidéos conférences sur Youtube par la partie civile ou le mis en examen lisant des passages significatifs du dossier. Voire, une émission régulière : « Un jour, un dossier ».
Ici, la seule restriction est celle-ci : il est interdit, sous peine d’une amende maximum de 10 000 €, à une partie qui s’est fait remettre une copie numérique du dossier « d’en donner copie » à des tiers (C. pr. pén., art. 114-1). Dans notre premier exemple, après que les journalistes auront visionné la version numérique du dossier sur le portable de la partie, celle-ci doit quitter les locaux avec le support, sans en laisser copie (par exemple – nous imaginons toujours – sur une clé USB). On se représente bien la dignité de la scène. Dans le second exemple, les parties, qui ont distribué les copies des pièces aux journalistes, passent dans les rangs les récupérer.

Mais le média qui publie un article sur une affaire à l’instruction ne doit pas y manifester un parti-pris contre les personnes mises en cause ou mises en examen. Ce serait une atteinte à la présomption d’innocence. Il convient alors que, par exemple, l’article liste les éléments à charge relevés dans le support numérique et les éléments à décharge ; il faut ensuite que, par exemple, il commente ou conclut ainsi : « L’instruction se poursuit car le juge cherche la vérité ». Il n’y a alors aucune sanction possible, ni pénale, ni civile. Mais si la liste des éléments à charge est plus longue que celle des éléments à décharge, la conviction du lecteur est vite faite.
 

Par exemple – notre imagination est décidément débordante –, l’article publié accuse un homme politique d’avoir installé au Panama une chaîne d’hologrammes politiques. Elle y drainerait des dizaines de millions d’euros de recettes qui échappent au fisc français. L’article indique encore que cette personnalité politique a versé des tonneaux-de-vin à des fonctionnaires locaux du canal, ainsi qu’à des membres du CSA en France. D’où une procédure en diffamation immédiate de cette personnalité. Mais si, à l’audience et pour se défendre, le journaliste produit des pièces du dossier d’instruction (par exemple des commissions rogatoires internationales, des synthèses de l’OCLCIFF ou des photos avec les enfants de Noriega), à lui remis Dieu sait comment, il n’encourt alors aucune sanction (dernier alinéa de l’article 35 de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, introduit par la loi n° 2010-1 du 4 janvier 2010).


La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), à propos l’article 10 de la Convention européenne relatif à la liberté d’expression, est encore plus drastique. En cas de poursuites du chef de recel de violation du secret de l’instruction (et non plus en diffamation) pour avoir publié les extraits des commissions rogatoires, des rapports de l’Office etc., elle considère que le journaliste doit être relaxé s’il démontre avoir traité d’une question d’intérêt général ou d’une personnalité politique de premier plan. Dans l’exemple donné, c’est le cas. Mais il se doit de respecter la présomption d’innocence, par exemple par le mécanisme proposé ci-dessus : lister des éléments à charge et à décharge, ne manifester aucun parti pris formel.
 

Dans le cas d’une enquête préliminaire

La personne qui sort de garde-à-vue peut aussi se rendre chez Médiapart pour un débriefing. En l’état du droit, elle n’a pas eu accès à la totalité du dossier et n’en a pas reçu copie. Mais elle le connaît à travers les questions qui lui ont été posées.
En fin d’enquête et lorsque le procureur envisage des poursuites devant le tribunal, le parquet communique à la défense et à la partie civile potentielle une « note aux fins de poursuites ». Cette note résume la teneur de l’enquête. Le procureur leur communique aussi, sur demande, une copie numérique du dossier. Au contraire de l’instruction, il n’existe aucune interdiction de distribuer une copie de cette copie à des tiers, par exemple dans différentes salles de rédaction. Il est vrai que, par hypothèse, l’enquête est terminée. À ce sujet, on notera que lorsque l’information judiciaire est clôturée par une ordonnance de renvoi devant le tribunal ou une ordonnance de non-lieu, le secret de l’instruction cesse, car l’instruction a cessé ; on peut donc, alors, dupliquer sa copie de dossier en autant d’exemplaires que souhaité.
 

Secret de l’enquête et de l’instruction : quid des avocats ?


La matière est sensible et, dans l’ensemble, peu comprise. Ici, l’essentiel est là : l’avocat n’est pas tenu au secret de l’article 11 du Code de procédure pénale, ni de l’enquête ni de l’instruction. À la décharge de ceux qui l’ignorent encore (dont beaucoup d’avocats…), il est vrai que la matière a été mouvante.
L’article 11 précité, introduit dans le nouveau Code de procédure pénale de 1958, pose pourtant deux règles, dont l’application conduit à exclure les avocats de l’obligation du secret
  • d’une part, ce secret s’applique « sans préjudice des droits de la défense », donc du rôle nécessaire de l’avocat ;
  • d’autre part, il ne s’applique qu’aux personnes « qui concourent à l’instruction ».
Or, de jurisprudence constante et ancienne, l’avocat n’y concourt pas (voir par exemple Cass. crim., 11 janv. 2001, n° 00-80.748 ; Cass. crim., 18 sept. 2001, n° 00-86.518). En effet, l’instruction recherche la manifestation de la vérité.
 

L’avocat ne porte que la parole subjective des parties. Elles ne prêtent pas serment de dire la vérité. Et, comme déjà vu, aucune d’elles n’est tenue audit secret.

 
Or, ces évidences ont été circonvenues par des textes scélérats pendant 35 ans. Des décrets de 1972, 1991 et 2005 incluaient, dans le secret professionnel de l’avocat, le secret de l’instruction. Des actes du pouvoir réglementaires s’imposaient à la loi (le nouveau Code de procédure pénale de 1958) ! Les instances ordinales suivaient dans leurs règlements intérieurs, vrais miliciens de cet état de (mauvais) droit et malgré les alertes de certain. Il fallut un autre décret de 2007, pour revenir aux principes posés par la loi (D. n° 2007-932, 15 mai 2007, JO 16 mai). Ce texte a également modifié l’article 5 du décret n° 2005-790 du 12 juillet 2005 qui restreignait encore les droits de la défense tels qu’exercés par l’avocat). Encore est-il ambigu : « L’avocat respecte le secret de l’enquête et de l’instruction, en matière pénale en s’abstenant de communiquer, sauf pour l’exercice des droits de la défense (nous soulignons), des renseignements extraits du dossier ou de publier des documents, pièces ou lettres intéressant une enquête ou une information en cours ».

 Non, ami du pouvoir réglementaire, l’avocat n’est pas tenu au secret : relis l’article 11 et souviens-toi de la pyramide de Kelsen.

 
Les mauvaises herbes ont la vie dure. Pour arracher ce chiendent, il faudra deux condamnations ultérieures de la France par la CEDH, car sa justice avait condamné deux avocats : Mor c/ France (CEDH, 15 déc. 2011, req. n° 28198/09) et Morice c/ France (CEDH, gr. ch., 23 avr. 2015, req. n° 29369/10). On y lit qu’en application de l’article 10 de la Convention européenne, la parole de l’avocat est libre sur les enquêtes en cours. Il convient seulement que ses déclarations reposent sur une base factuelle solide.

 Avocats, magistrats et enquêteurs, méditons ensemble ces mots de l’arrêt Morice c/ France : « la défense d’un client peut se poursuivre avec une apparition dans un journal télévisé ou une intervention dans la presse et, à cette occasion, avec une information du public sur des dysfonctionnements de nature à nuire à la bonne marche d’une instruction (§ 59) ».

 
Le droit du secret de l’enquête et de l’instruction est complexe et contradictoire. D’une part, le principe posé est simple mais ses applications sont multiples, car fonction de la personne auquel il est opposé. D’autre part, le souci du législateur a été de créer un tel secret dans le Code de procédure pénale de 1958 ; il n’existait pas, stricto sensu, dans le Code d’instruction criminelle de 1808. Mais ensuite, tant la loi que la jurisprudence en ont multiplié les exceptions, organisant une « déperdition » légale (Inchauspé D., Le secret de l’instruction, Juris-Classeur Procédure pénale, Fasc. 20, LexisNexis). C’est cette réalité que la Mission d’information sur le secret de l’enquête et de l’instruction s’est coltinée (AN, Commission des lois, Rapp. n° 2540, 18 déc. 2019). Ses recommandations s’en ressentent. Mission impossible pour la Mission ?
 

Libres observations sur les recommandations de la Mission d’information…

 
Les recommandations nos 2 et 3 consistent à proposer que soient ajoutées dans le texte de l’article 11 du Code de procédure pénale, les différentes évolutions jurisprudentielles et autres évoquées ci-dessus : « le droit à l’information constitue un impératif prépondérant d’intérêt public » ; « l’autorité et l’impartialité de la justice » doivent être protégée, comme « l’effectivité de l’enquête pénale », « le droit à la présomption d’innocence » et celui « à la protection de la vie privée ». Ces insertions ne sont pas une révolution. Mais il est vrai que synthétiser, dans le texte de l’article 11, l’ensemble des préoccupations « extra-texte » aurait une portée didactique pour les non-juristes. En effet, ils sont censés ne pas ignorer une loi bien compliquée. En revanche, les différents services d’enquête entendus par la Mission la connaissent ; on se réjouit de lire dans le rapport (pp. 16-17), leurs inquiétudes sur le respect de la présomption d’innocence. Cette mention compense heureusement le fait que, sur cette question, aucune déclaration des avocats entendus n’y est relayée.

 Suivent ensuite une série de recommandations qui, toutes, tendent de manière singulière à lever le secret, en partie au moins, alors que la première d’entre elles consiste justement en le maintenir.

 
Par exemple, la recommandation n° 4 : transposer en droit interne la directive européenne sur la protection des lanceurs d’alerte (Dir. (UE) 2019/1937, 23 oct. 2019, JOUE L 305/17, 26 nov.). Il s’agit de « réfléchir aux conditions dans lesquelles le secret professionnel pourra être levé pour les lanceurs d’alerte ayant connaissance des éléments d’une enquête ou d’une instruction en cours ». On n’en voit pas l’opportunité : d’une part, ledit lanceur d’alerte n’est pas tenu au secret des enquêtes ; d’autre part, si une enquête judiciaire est en cours, alors la justice est déjà saisie de l’affaire : l’alerte peut rester dans son silo.
 
La recommandation n° 5 consiste en élargir le droit de communication du parquet « dès lors qu’il estime qu’il existe un intérêt public à le faire ». Mais c’est déjà possible… La recommandation n° 6 crée un tel droit pour les services de police et de gendarmerie, sous le contrôle du procureur de la République dans le cas des enquêtes de flagrance ou préliminaires en cours. Pourquoi pas ? Mais, d’une part, on risque de beaucoup parler d’une enquête censée rester secrète. D’autre part, quid de la défense qui, à ce stade, n’a pas accès au dossier ? Elle ne peut le connaître que via les questions qui lui sont posées pendant une garde-à-vue ou une audition libre. Mais, « en préliminaire », ladite garde-à-vue ou audition libre se fait souvent attendre des mois.
 
Les recommandations nos 11, 12 et 13 prônent d’uniformiser la communication des parquets, de continuer à déployer dans les juridictions des magistrats spécialisés dans la communication, d’améliorer la formation des gendarmes et policiers « sur les enjeux relatifs au secret de l’enquête et de l’instruction et généraliser les instructions de service sur cette thématique ». S’agissant de la communication par le parquet (n° 11), la Mission suggère que « ces magistrats pourraient remplir ce rôle d’interface entre les journalistes et la juridiction et filtrer les informations pertinentes pouvant être transmises au titre du droit à l’information du public ». La recommandation n° 15 consiste en « envisager, pour les faits les plus graves et en faveur des associations de victimes, des fenêtres d’information par le procureur de la République pendant l’enquête ». À nouveau, on parlera beaucoup pendant l’enquête préliminaire, sauf la défense, d’investigations qui doivent en principe rester secrètes. D’autant que la recommandation n° 16 est de « confier systématiquement l’annonce des bilans victimaires au procureur de la République ».
 

…avec une mention spéciale pour la recommandation n° 17

 
La recommandation n° 17 mérite une mention spéciale : « Réviser la circulaire du 27 avril 2017 [Circ. CRIM-PJ n° 2017-0063-A8, inédite] pour faciliter l’accès des médias à l’acte de justice dans des démarches pédagogiques ».
Le contexte est le suivant. La Chambre criminelle de la Cour de cassation a jugé en 2017 que la violation du secret de l’instruction ou l’enquête concomitante à une perquisition (un journaliste y avait assisté avec prises de son et d’images) porte « nécessairement atteinte aux intérêts de la personne qu’elle concerne » (Cass. crim., 10 janv. 2017, n° 16-84.740, Bull. crim., n° 11).
Le ministère de la Justice a alors publié une circulaire invitant « à la plus grande prudence dans le traitement de ces demandes » les magistrats sollicités pour des autorisations de tournage pendant les gardes-à-vue, les confrontations, les séances d’identification, les interpellations… De telles occurrences laissent perplexes. Et la Mission de noter : « Selon les journalistes auditionnés, cette circulaire leur est régulièrement opposée et a eu pour effet de limiter drastiquement l’accès des journalistes au travail de la justice et des forces de l’ordre ». Or, selon la Mission, « (…) le manque de confiance de nos concitoyens dans la justice peut aussi trouver son origine dans son ignorance du monde judiciaire et de l’effectivité de son travail ». Certes, mais quid des exigences d’un secret de l’enquête et de l’instruction, en particulier vis-à-vis des médias ?
Sans oublier que le Conseil d’État, saisi d’un recours pour excès de pouvoir en vue d’obtenir l’annulation de ladite dépêche ministérielle, a emboîté le pas de la Cour de cassation : le secret de l’enquête et de l’instruction et l’interdiction corrélative faite à la presse « ne font pas obstacle à l'exercice par les journalistes de leur mission d'information sur le fonctionnement de la justice » (CE, 19 oct. 2018, n° 411915).
La Mission d’information tente de "gérer" le problème en aval. Ses rapporteurs se partagent entre l’instauration d’un conseil de déontologie des journalistes (recommandation n° 18 B) et le seul maintien des médiateurs déjà existants dans les rédactions (recommandation n° 18 A). Le rapport cite la charte des devoirs professionnels des journalistes français datant de 1918. On y lit en particulier : « Un journaliste digne de ce nom (…) : (…) – tient le scrupule et le souci de la justice pour des règles premières ; – ne confond pas son rôle avec celui d’un policier ; (…) ». De plus, « vos rapporteurs sont par ailleurs conscients que certaines violations du secret de l’enquête et de l’instruction peuvent avoir des effets positifs. Les journalistes d’investigation apportent parfois des preuves à la justice ou opèrent un suivi de certaines affaires pour s’assurer que les enquêtes soient intégralement menées. Les justiciables et leurs avocats ont notamment recours aux médias pour relancer une enquête ». D’ailleurs, la Mission relève encore : « Pour la Conférence national des présidents de TGI (CNPTGI), le secret des sources offre donc ‘une immunité de fait’ aux journalistes et à leurs sources ».On avait compris.
 
La Mission d’information fait cette observation intéressante : il arrive que des témoins se confient davantage à des journalistes qu’à des enquêteurs en raison du cadre un peu oppressant dans lequel ces derniers évoluent. Suggérons alors une recommandation n° 19 – son sérieux doit être apprécié – : « Sur commission rogatoire spéciale du magistrat instructeur à cet effet, tel journaliste est autorisé à recueillir des témoignages qui sont ensuite versés au dossier. La procédure est la même, en cas d’enquête préliminaire, sur instruction du procureur ».
Mais on exagère sans doute l’apport de la presse à la découverte de la vérité. La Mission note en effet que : « (…) les journalistes auditionnés ont admis avoir "horreur du vide". Seule la transmission régulière d’informations, y compris pour admettre qu’il n’y pas eu de nouvelles avancées (nous soulignons), permettraient d’éviter des emballements médiatiques (nous soulignons) ». On se souvient aussi de ce mot de Pierre Lazareff : « Les deux mamelles du journalisme moderne sont l'information et le démenti ». Le président de l’Association de la Presse Judiciaire a ajouté : « quand on sait que le parquet va s’exprimer, on suspend généralement nos recherches ». La presse ne cherche donc pas la vérité "vraie", mais seulement celle que la justice découvre.
 
Dans ces conditions, les recommandations nos 8, 9 et 10 interpellent. Elles prônent l’aggravation de la répression : augmenter la peine encourue pour la violation de l’article 11 du Code de procédure pénale à 3 ans d’emprisonnement et 30 000 € d’amende (n° 8) ; transférer cette répression dans le livre IV du Code pénal relatif aux infractions contre la chose publique (n° 9) ; augmenter la peine encourue, en cas de transmission de pièces du dossier par des parties à des tiers ou de publication illégale, au niveau des peines proposées pour la violation du secret (n° 10).
Or, comme vu ci-dessus, d’une part, les autres recommandations prônent au contraire l’accès au dossier par des tiers, dont les journalistes, et sa communication à l’extérieur par différents organes judiciaires. D’autre part, l’état du droit à ce jour va déjà dans le sens d’une « déperdition » légale dudit secret. Enfin, si des violations restent bien entendu à craindre, elles ne sont absolues et sans échappatoire que pour les enquêteurs et les magistrats du siège. En effet, en enquête préliminaire ou en cas d’information judiciaire avant qu’il n’y ait des parties civiles ou des mis en examen ou des témoins assistés, toute déperdition du secret désigne enquêteurs ou juges (ou bien les personnes gardées-à-vue ou entendues en audition libre, mais elles ne sont tenues à aucun secret). Ce sont donc les personnels judiciaires qui seraient d’abord impactés par l’aggravation des peines proposée.
 
En revanche, s’agissant des enquêteurs, la recommandation n° 14 est instructive : « La dématérialisation croissante des procédures et des dossiers de procédure doit s’accompagner d’une meilleure traçabilité des éléments et d’un contrôle plus strict de l’attribution des accès ». En effet, la Mission d’information constate que : « (…) plusieurs magistrats, dont M. Pascal Gastineau, président de l’AFMI [association française des magistrats instructeurs], estiment que certaines informations sont insuffisamment protégées. M. Benjamin Deparis, président du TGI d’Évry et représentant la Conférence nationale des présidents de TGI, a indiqué que les accès aux différents logiciels ne sont pas toujours suffisamment délimités et que la traçabilité des consultations et de l’extraction de certains documents est insuffisante. L’UNSA Police rappelle également que dans les commissariats en service classique tous les agents ont accès aux mêmes informations ». C’est désigner, tout de même, une source potentielle de violation du secret de l’enquête ou de l’instruction par des personnels que rien ne peut exonérer. Et ce, d’autant que : « Plusieurs magistrats ont ainsi assumé le fait qu’ils ne confiaient plus les affaires les plus sensibles à des services de police judiciaire dans lesquels ils soupçonnent un risque plus élevé de violation du secret ». Sans compter que ce sont eux qui ont été le plus entendus par la Mission : sur 85 auditions, 58 ont concerné des personnels du Ministère de l’intérieur, de celui de la Justice et de l’appareil judiciaire lui-même, y compris de différents syndicats (et seulement 6 avocats, mais compris celui de l’auteur de cette tribune, qui a aussi rédigé une excellente étude sur le secret de l’instruction. De plus, ce nom est le seul, sur 85, à être en caractères gras : il sera beaucoup pardonné à la Mission !). On relève également que les représentants du ministère de l’Intérieur figurent, dans la liste des personnes entendues, avant M. Christian Pers, doyen de la chambre criminelle à la Cour de cassation, M. Rémy Heitz, procureur de la République et 4 parquetiers de la Conférence nationale des procureurs de la République. Pourtant, la police judiciaire est soumise à l’autorité des magistrats.

Mais les poursuites sont heureusement très théoriques. En effet, la Mission relève que le nombre total de condamnations pour des délits impliquant une violation du secret de l’enquête et de l’instruction de 2015 à 2018 est de 36. Parmi elles, celles relatives à la diffusion par une partie des pièces ou actes d’une procédure d’instruction sont au nombre de 3. Le syndicat des cadres de la sécurité intérieure fait état d’une vingtaine de poursuites disciplinaires engagées chaque année dans la police pour violation du secret du secret professionnel. De plus, « hormis les cas où des faits de corruption sont avérées, les sanctions restent faibles ». Dans la Gendarmerie, les chiffres sont encore inférieurs. Quant aux sanctions de magistrats du fait de violation du secret de l’instruction, elles ont concerné 4 juges en 40 ans. S’agissant d’avocats, l’un d’entre eux n’a connu que deux cas de poursuites en 35 ans de carrière.
La réalité sociologique tient dans ces propos de M. Rémy Heitz, procureur de la République de Paris cité dans le rapport : « On a l’impression que c’est un secret de polichinelle mais, heureusement pour la réputation des personnes, la plus grande partie des informations restent secrètes ». En effet, seules les affaires d’un intérêt socio-politique particulier donnent lieu à « déperdition » sus-évoquée. Or, ce sont celles pour lesquelles le droit interne et la jurisprudence, dont surtout celle de la CEDH, ouvrent des fenêtres – plutôt des baies vitrées – dans le dossier d’instruction. Elles sont bien peu nombreuses, même si elles emplissent alors les médias.
 

Secret de l’enquête et de l’instruction : quelles réformes alors ?


Le droit comparé donne quelques pistes (sur ce point, voir Inchauspé D., préc., pp. 36 et s. et le rapport de la Mission d’information, pp. 11 et s.). Les justices d’inspiration française (avec juge d’instruction) posent le principe d’un secret (Espagne, Belgique, Luxembourg). Mais elles ne poursuivent pas (Espagne, Luxembourg), voire autorisent la défense à parler du dossier dans les médias « lorsque l’intérêt du client l’exige » (Belgique).
Dans les pays dont le système judiciaire est accusatoire (Royaume-Uni et États-Unis), les débats d’instruction ont lieu en audience publique quand l’accusation y apporte les preuves à charge. Aucun secret n’y est attaché. Avant, la défense n’a pas accès au dossier.
Dans les systèmes mixtes (Italie, Allemagne et Pays-Bas), la défense n’a accès au dossier qu’en fin d’enquête, devant un juge spécial. À ce stade de la procédure, il n’y pas de secret car elle est presque terminée. En clair, dès que le dossier est communiqué à la défense, il n’y a plus dans les faits et/ou en droit de secret.
Cette idée pourrait être transposée en droit français : le secret cesse quand les parties ont accès à la procédure, y compris à propos de la copie du dossier. Cette idée était d’ailleurs en 1958 celle des députés communistes : ces spécialistes des droits de l’homme interpellèrent avec véhémence la commission de réforme pour que soient ajoutés les mots « sans préjudice des droits de la défense » au sein de l’article 11 du Code de procédure pénale ! Bien entendu, cette levée du secret s’accompagnerait de l’obligation d’avoir à respecter la présomption d’innocence, le droit à être prémuni d’une diffamation, l’interdiction d’avoir à informer les complices ou autres du dossier, etc.
 
Mais tout cela n’existe-t-il pas déjà ? Comme la problématique « secret c/ violation » ? La Mission note : « L’histoire du secret de l’enquête et de l’instruction est aussi celle de ses violations ». De surcroît, « Daniel Jousse, magistrat (conseiller au Présidial d’Orléans), ne dit pas autre chose dans son Nouveau Commentaire sur l’Ordonnance criminelle de 1670 (1763) : "Au reste, cette défense de communiquer les Procédures secrètes, est assez mal observée dans l’usage, & on la viole tous les jours impunément" » (Inchauspé D., préc., p. 32). Dans « Le Guépard » de Lampedusa, le prince de Salina laisse échapper : « Il faut que tout change pour que rien ne change ». Disons alors pour notre secret : « Il faut que rien ne change vraiment pour que rien ne change jamais ».
 
Maître Dominique Inchauspé est Avocat à la Cour, Docteur en droit et ancien Secrétaire de la Conférence. Directeur scientifique du Formulaire ProActa procédure pénale, il est l’auteur de plusieurs monographies, études et articles. Il assure aussi des enseignements auprès des élèves-officiers de la Gendarmerie Nationale, dont il est officier de réserve.

Sur la thématique du secret de l'enquête et de l'instruction une pensée forte, à déguster dans l’interview de Didier Paris, Député, Rapporteur de la Mission d’information sur le secret de l’enquête et de l’instruction : « Toutes les informations devraient être communicables, à la réserve expresse qu’elles ne dépassent pas la ligne rouge », Actualités du droit, 17 déc. 2019.
 
Source : Actualités du droit